Tandis que les indicateurs de la crise sanitaire semblent prudemment marquer le pas et que la reprise économique s’amorce sur le vieux continent, les plans de relance européens et nationaux commencent à injecter leurs financements dans les programmes prioritaires de l’économie. Avec pour objectifs la garantie d’une durabilité environnementale et sociale et le développement de la compétitivité internationale du continent.
Dans ce contexte, la modernisation de l’agriculture – et notamment la digitalisation des équipements – vient s’imposer parmi les sujets phares de l’agenda européen, surtout dans les pays à fortes traditions agricoles comme l’Ukraine, l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne. « On constate une tendance à la hausse, côté fournisseurs comme donneurs d’ordre, confirme Julian Gautier, responsable productions végétales et Agtech au sein du bureau de Business France Italie. C’est un sujet qui était présent dans les années 2010, mais son intérêt a explosé ».
Une tendance qui devrait constituer un faisceau d’opportunités pour les entreprises françaises…
Consulter directement le marché qui vous intéresse:
1. UKRAINE |
3. ESPAGNE |
2. ITALIE |
4. ALLEMAGNE |
EN UKRAINE, FER DE LANCE DE L’AGTECH : SAVOIR TRAVAILLER EN RÉSEAU
Dans un pays qui cultive 70% des variétés commercialisées dans le monde et pour lequel les produits agricoles représentent 30% de l’export total, l’agriculture est plus que jamais au cœur de la reprise. Aux 185 millions d’euros qui avaient été injectés par le gouvernement depuis 2015 se sont ajoutés 26 millions de l’Union Européenne pour soutenir la réforme du secteur (et 200 millions financés par la BERD en 2019). Une manne d’argent public qui ne doit pas masquer la recherche constante de fonds privés pour continuer à soutenir le développement des agritech : « L’Ukraine est fer de lance sur l’adoption de ces technologies », témoigne Pierre Poullain, co-fondateur de ValeurTech, une entreprise de conseil en solutions Agtech implantée sur le marché ukrainien. « Là où certains pays en sont encore aux étapes de proof of concept, eux sont déjà dans l’utilisation quotidienne de ces outils ». Eux, ce sont les majors du secteur agrifood : 160 agroholdings qui concentrent la majorité du marché entre leurs mains (la plus grosse d’entre elles représentant pas moins de 500 000 hectares) et parmi lesquelles on retrouve UkrLandFarming, Kernel ou encore AgroProsperis… et surtout un taux d’utilisation de 10% des technologies de pointe. « Ce sont principalement les solutions de big data et d’imagerie qui sont implémentées mais l’IoT promet de belles opportunités, à condition que l’Europe reprenne le leadership sur les standards de données », avertit Pierre Poullain.
Car la concurrence est précisément l’un des nœuds de ce marché hautement stratégique pour l’Agtech. Si les ukrainiens peuvent faire valoir un tissu de 70 start-up, les américains et leurs technologies packagées ont investi le marché depuis quelques années et, du côté européen, ce sont les Pays-Bas et leur stratégie de « chasse en meute » qui décrochent des victoires sur le terrain. « Face à ces acteurs, la France pâtit d’un positionnement paradoxal : les entreprises ont compris tout le potentiel du territoire mais il manque encore un vrai soutien public car les ukrainiens sont vus comme des concurrents directs de la filière céréales », analyse Pierre Poullain. « S’il reste de la place pour de nouveaux entrants, il faut également des ressources financières et une vraie structuration en réseau pour l’emporter ». La présence de grandes coopératives françaises comme Limagrain ou Euralis peut ainsi jouer un rôle d’entraînement. Tout comme les success stories de jeunes pousses comme Carbon Bee ou Weatherforce qui disposent en Ukraine de cas d’usages éloquents.
« Il reste de nombreuses opportunités à construire, confirme Pierre Poulain, notamment sur le terrain de la gestion du changement climatique (irrigation, météo) ou de la traçabilité des filières par la blockchain (sur le bio ou le non OGM). À partir du moment où l’on peut prouver le ROI de sa solution sur trois ans auprès des donneurs d’ordre, il y a matière à construire des relais de croissance dans le pays – et au-delà : au Kazakhstan, en Ouzbékistan ou en Roumanie ». Une équipe de la Banque Mondiale soulignait dans un rapport de 2020 que l’Ukraine perdait chaque année 50 000 hectares de surface agricole utilisable (SAU) à cause de la dégradation des sols : un constat qui plaide en faveur de solutions économes en ressources et ciblées en matière de fertilisation. « Il y a de belles histoires à créer dans le pays pourvu qu’on sache faire travailler ensemble les opérateurs réseau, les acteurs de la data ou encore les fabricants de capteurs », conclut Pierre Poullain.
« L’AGTECH ITALIENNE EST À UN MOMENT INTÉRESSANT DE SON HISTOIRE »
En Italie où le secteur prend la dénomination d’Agriculture 4.0, l’achat de solutions technologiques pour l’agriculture a représenté en 2020 pas moins de 540 millions d’euros, synonymes de 20% de croissance par rapport à 2019. « Et la tendance devrait être encore s’accentuer sous l’effet du plan de relance, particulièrement ambitieux en Italie », souligne Jean-Pascal Fayolle, conseiller aux affaires agricoles de l’Ambassade de France à Rome. Sur les 230 milliards du plan de relance national, sept milliards sont en effet fléchés sur l’agriculture[1] dont 1,3 milliard recouvrent des problématiques d’Agtech (modernisation des machines, contrôle à distance des systèmes d’irrigation, basculement vers une motorisation au biogaz). D’autre part, l’instauration d’un contrôle technique obligatoire pour les tracteurs promet d’accélérer les investissements dans de nouveaux équipements. Selon l’Observatoire Smart Agrifood, 85% des entreprises agricoles italiennes prévoient ainsi d’investir dans des solutions d’agriculture 4.0 d’ici trois ans.
« L’Italie est à un moment intéressant de son histoire en matière d’Agtech : actuellement, seules 3 à 4% des superficies agricoles sont équipées en solutions 4.0 mais la demande est en pleine progression et le marché est loin d’être saturé », témoigne quant à lui Julian Gautier. Les nombreux enjeux structurels du secteur plaident en effet pour une intensification de la digitalisation des équipements : « L’Italie est confrontée à un renouvellement difficile de sa population agricole, à un parc de machines vieillissant et à une baisse de la main d’œuvre venue d’Europe de l’Est, ce qui appelle à une rationalisation des processus de production », analyse Jean-Pascal Fayolle.
De plus, les enjeux de soutenabilité liés à la surexploitation des intrants et au dérèglement climatique commencent à prendre de l’ampleur dans le débat public, avec des sécheresses excessives observées dans le Sud et des épisodes de grêle qui se multiplient. Les solutions de gestion des ressources et de protection contre les risques climatiques font ainsi partie des besoins spécifiques du pays.
Autre sujet sur lequel l’inquiétude grandit : le bien-être animal, particulièrement mis à mal par les fortes chaleurs et qui fait l’objet d’une attention particulière des pouvoirs publics. « Les projets de gestion améliorée des bâtiments d’élevage devraient se multiplier, couplés à des systèmes de production autonomes d’électricité », signale Jean-Pascal Fayolle.
Problème : là où la France présente 23% d’exploitations de plus de 100 hectares, l’Italie n’en fait valoir que 1%. « L’agriculture italienne est très atomisée, surtout au Sud », confirme Jean-Pascal Fayolle. « Les structures d’achat mutualisées et les grands distributeurs Consorzi se retrouvent surtout au Nord, où se développent les grandes exploitations de fruits et légumes (pommes, poires, kiwis, etc) et les AOP emblématiques (vins, fromages, charcuterie, etc). Ce sont des donneurs d’ordre intéressants à approcher, notamment sur les solutions de traçabilité qui protègent et valorisent leurs spécificités de production ».
Au-delà, il ne faut pas hésiter à s’adresser directement aux machinistes qui disposent d’une réelle force de frappe et peuvent être intéressés par des outils spécifiques. Car l’Italie peut s’enorgueillir d’un tissu manufacturier de classe internationale, avec des grands noms comme Argo Tractors (propriétaire des marques Landini ou Mc Cormick) ou SDF Group. « Outre leur propre R&D, ces groupes sont également en recherche de solutions issues de PME ou start-up qui peuvent venir s’intégrer dans leur offre », signale Julian Gautier. « Et l’image innovante que véhicule l’agriculture française est un atout ».
Enfin, dans un pays où les Régions ont de fortes compétences, les subventions des collectivités représentent une incitation importante à l’investissement pour les agriculteurs : il est intéressant de se renseigner sur les mesures et les programmes mis en place avant de prospecter. « L’Agtech française n’est pas spécialisée sur un segment de marché en Italie mais c’est son caractère innovant qui lui permet souvent de s’imposer auprès des donneurs d’ordre, conclut Julian Gautier. Dans un contexte où la demande grandit, il est intéressant de se rendre sur place pour rencontrer les prospects et de travailler sur le relationnel en privilégiant un contact chaleureux et une apparence soignée, considérée comme un signe de respect dans le monde des affaires italien ».
EN ESPAGNE, UNE PHASE DE RECHERCHE ET D’EXPÉRIMENTATION
Les enjeux rencontrés sur le marché espagnol font globalement écho à ceux de l’Italie : les problématiques de sécheresse et d’irrigation, mais également l’atomisation des cultures et le besoin de main d’œuvre sont un puissant moteur de modernisation dans la péninsule ibérique. Mais les exploitants peinent encore à investir : « Je dirais que seules 30 à 40% des exploitations correspondent à l’activité principale de leur propriétaire », témoignait Gonzalo Martin, CEO de Hispatec analytics, lors du webinaire[2] de Business France consacré à l’Agtech espagnole. Ce à quoi s’ajoute un mouvement de non-reprise des exploitations d’une génération à l’autre. « Il y a en Espagne un vrai enjeu de durabilité de l’agriculture, à travers la lutte contre la désertification des campagnes, la connectivité des territoires et la promotion du terroir », confirme Mario de la Fuente, directeur de la Plateforme Technologique du Vin (PTV) à Madrid.
Dans son domaine viti-vinicole, celui-ci estime ainsi que l’innovation est encore le fruit d’une minorité : « Sur les 4500 producteurs de vins espagnols, je dirais que 200 environ investissent dans des technologies innovantes. Et pourtant, nous sommes le pays leader en matière de publications sur le sujet : c’est la preuve qu’il y a un travail de recherche important mais que nous ne sommes pas encore dans la phase d’implémentation ». Son organisme, PTV, a d’ailleurs pour but de fédérer les entreprises de la filière vins pour pousser l’innovation dans le secteur : il a récemment travaillé avec des organismes français (dont l’Institut Français de la Vigne) pour développer des projets d’envergure européenne comme Coppereplace (récupération du cuivre dans les sols) ou Novaterra (réduction des pesticides). « Il y a une vraie volonté des pouvoirs publics de soutenir la digitalisation des vignobles (et non plus seulement des caves comme cela a été le cas dans les années 2010) : le ministère de l’Agriculture mais également la banque d’investissement I.C.O et le ministère de la Science et de l’Innovation s’engagent budgétairement pour cela ». Et dans cet écosystème, les start-up nationales comme Hispatec ou Biome Makers jouent un rôle d’accélérateur majeur.
Dans ce contexte d’expérimentation et d’adoption naissante des technologies, quel rôle les entreprises françaises peuvent-elles jouer ? « Les avancées françaises en matière de robotique (drones, etc) sont particulièrement scrutées, tout comme la gestion de la traçabilité et le suivi des élevages », soulignait Gonzalo Martin lors du webinaire Agtech. « Dans le domaine du vin, il y a beaucoup de chantiers ouverts, confirme Mario de la Fuente. À commencer par la réduction des intrants, la résistance hydrique ou encore l’imagerie satellitaire ». L’année précédente, il a travaillé avec UV Boosting, une entreprise française de traitement des vignobles par ultra-violet. « Nous sommes ouverts à tester des innovations, conclut-il. Les conditions climatiques espagnoles sont un champ d’expérimentation unique pour les entreprises européennes ».
EN ALLEMAGNE, MARCHÉ DÉJÀ MATURE : INNOVER OU S’INSÉRER DANS UNE COOPÉRATION
Dans un pays qui représente la deuxième production agricole de l’Union Européenne derrière la France, les étapes de modernisation agricole sont déjà largement complétées : forte d’un terreau industriel d’envergure internationale (avec des acteurs comme Claas ou Amazonen-Werken) et d’un paysage agricole très concentré (la taille moyenne des exploitations s’élevant à 63 hectares), l’Allemagne présente des caractéristiques de digitalisation avancées où 79% des agriculteurs allemands se déclarent prêts à utiliser ces technologies. « Il y a un vrai programme de digitalisation porté par le Ministère de l’Agriculture allemand, qui cofinance avec les Länder des projets de modernisation prévus dans le cadre du plan de relance », témoigne Mathias Ginet, conseiller aux affaires agricoles à Berlin.
Près de 12 millions d’euros ont notamment été débloqués pour Agri-Gaïa, un projet de standardisation des référentiels de données agricoles destiné à assurer la compétitivité des entreprises allemandes (en France le programme équivalent, Agdatahub, réunit 3,2 millions d’euros). « Ce qui est intéressant, c’est la coopération franco-allemande qui s’est mise en place sur ces sujets. Dans le cadre de Gaia X[3], plusieurs groupes de travail ont été créés entre acteurs industriels des deux pays et organismes de recherche pour garantir la souveraineté européenne et la protection des données des agriculteurs ». Une opportunité pour les entreprises françaises dont les compétences et services sont largement mis à profit sur ces sujets (surtout en matière de réseaux télécom, encore sous-investis par les industriels allemands). Sur le sujet des réseaux télécoms, il est d’ailleurs intéressant de souligner que des aides ont été débloquées pour désenclaver numériquement certains territoires dits « zones blanches », qui restent assez nombreux dans l’Allemagne rurale.
Autre enjeu fort de l’agriculture allemande : le sujet de la durabilité environnementale, et notamment celui du bien-être animal, poussé par les consommateurs et par les distributeurs[4]. « La question de l’amélioration des équipements et des bâtiments dans les élevages porcins et laitiers est au cœur des enjeux, et le gouvernement allemand, ainsi que les Länder, s’en sont saisis en initiant des programmes de transformation », signale Christian Hamm, chef de pôle Agrotech zone rhénane pour Business France. En novembre dernier, son équipe a accompagné plusieurs entreprises françaises spécialisées sur les produits innovants dans le secteur de l’élevage dans leur exploration du marché allemand. « Il y a déjà beaucoup d’acteurs dans l’Agtech allemande mais il reste de la place pour des innovations de rupture : le tissu de start-up française intéresse les allemands, surtout sur les questions de diminution des intrants ou dans le monitoring météo et la robotisation », confirme Christian Hamm.
Un des moyens de se faire une place sera également d’établir une coopération avec l’un des grands donneurs d’ordre industriels du marché, comme l’a fait Thalès avec Claas en 2019. « Nous avons des points forts à faire valoir en matière de téléguidage, de robotique et de gestion de données, conclut Mathias Ginet. Nous avons donc tout intérêt à nous positionner en coopération avec des grands machinistes allemands ».
Qu’il s’agisse de pays arrivés à maturité (Allemagne, Ukraine) ou encore en construction sur le sujet (Italie, Espagne), les opportunités de développement sont donc plurielles pour les entreprises françaises. Si les sujets de gestion de données, de robotique, de prévision météo ou encore de traçabilité reviennent régulièrement parmi les tendances du moment, c’est surtout la capacité à s’insérer dans des projets à plusieurs partenaires qui pourra faire la différence (tout comme le caractère disruptif d’une solution). Le 27 février 2022, le salon Agritecnica ouvrira ses portes à Hanovre pour la première fois depuis novembre 2019 ; il sera l’occasion pour les entreprises françaises de faire valoir leurs offres – et notamment, sur le terrain de l’Agtech, de démontrer le dynamisme des grands groupes et start up tricolores sur le sujet.