« Quand j’ai commencé, les gens n’étaient pas habitués au goût et il fallait fournir un vrai travail d’explication. Depuis cinq ans, on ne me pose plus toutes ces questions, c’est devenu plus facile de vendre ce type de vins ». Dans sa boutique Viniculture située dans le quartier historique de Charlottenburg à Berlin, Holger Schwarz vend à l’année 100 000 bouteilles de « vins Nature », son positionnement-clé, et il ne cesse de voir sa clientèle augmenter : « On retrouve à la fois des connaisseurs qui cherchent à découvrir de nouvelles saveurs et des jeunes qui commencent tout juste leur exploration du vin. Mais, au global, ce sont surtout les restaurateurs de la ville et du pays qui constituent notre premier marché ».
1. RESTAURATION ET BIO : LES MOTEURS DU MARCHÉ
Ce phénomène, il n’est pas propre qu’au marché allemand. En 2018, une étude citée dans le Guardian[1] montrait que, dans les restaurants londoniens, 38% des cartes de vins affichaient désormais au moins un vin bio, biodynamique ou naturel au menu - soit trois fois plus qu’en 2016. Un poids de la gastronomie qui s’observe dans toutes les capitales ou grands centres urbains, de New York à Tokyo en passant par Copenhague ou Bruxelles, et qui est considéré comme le fer de lance du mouvement en parallèle de l’explosion du mouvement bio.
« Mais attention, précise Holger Schwarz, ‘vin Nature’ ne signifie pas la même chose que ‘vin bio’ ou ‘vin biodynamique’ ». Et c’est d’ailleurs là la principale difficulté du marché des vins Nature : sa définition. Car impossible de chiffrer précisément un phénomène (on parle de plus de 10% de croissance annuelle) tant que le marché n’est pas précisément circonscrit.
2. QU’EST-CE-QU’UN « VIN NATURE » ?
Qu’est-ce qu’un « vin Nature » ? Pour tenter d’établir un référentiel commun, Jacques Carroget, vigneron au Domaine La Paonnerie, a créé le syndicat de défense des vins naturels en 2019 avec cinq autres confrères. Son but : obtenir une labellisation de ce type de vins pour assurer la transparence auprès du consommateur. « L’explosion du marché a suscité des effets d’aubaine sur le plan marketing : certains accolaient des étiquettes Vins Nature sans respecter tout à fait les méthodes de production ».
Les ‘méthodes’… soit une déclinaison de critères visant à assurer une vinification naturelle des raisins. Certains de ces critères varient encore d’un pays à l’autre (ex : en Allemagne, les vendanges ne sont pas forcément manuelles) mais en France on recense a priori une dizaine d’entre eux, parmi lesquels l’exploitation de raisins bio[2], les vendanges manuelles, l’utilisation de levures indigènes (par opposition aux levures artificielles ajoutées), l’absence d’intrants et de sulfites ajoutées, ou encore l’interdiction de certains procédés brutaux de transformation comme la thermovinification. « Des méthodes de production qui correspondent à ce que l’on faisait auparavant, avant que les procédés de transformation du XIXe et XXe siècles ne viennent modifier le goût du vin », témoigne Jacques Carroget.
Le mouvement tient d’ailleurs son origine dans le ras-le-bol d’un vigneron, Marcel Lapierre, et d’un œnologue, Jules Chauvet, qui, dans les années 70, dénoncent le rythme effréné de la production de beaujolais par levures chimiques et ajouts de soufre : mieux valait risquer la détérioration naturelle du vin que l’appauvrissement global de la qualité de l’appellation. « Puis la tendance s’est répandue dans d’autres régions, du Jura à la Loire, bien souvent à l’initiative de passionnés un peu marginaux. Mais c’est véritablement avec les années 2000 que le mouvement s’est structuré, raconte Jacques Carroget. Des associations sont nées, dont l’Association des Vins Naturels, et de nombreux vignerons ont décidé de basculer une partie de leur production en vin Nature ».
3. UNE PRODUCTION FRANÇAISE EN CROISSANCE MAIS LIMITÉE
Aujourd’hui, on estime à environ un millier le nombre de cultivateurs de vins naturels, sur tous les territoires viticoles du pays. « Même si cela reste peu, la jeune génération qui cherche à s’installer hors succession familiale le fait en partie en Vin Nature, confirme Jacques Carroget ». Une tendance croissante qui s’exprime aussi par d’autres chiffres : si aujourd’hui les vins naturels correspondent à environ 1% de la production nationale, ils représentent… 30% des publications sur le vin.
A Berlin, Holger Schwarz estime même que cette relative rareté crée un effet d’appel : « C’est un marché qui s’apparente un peu à celui d’une galerie d’art : les producteurs ont commencé en vendant des quantités limitées à des clients passionnés qu’ils connaissaient. Mais la demande pour de plus grandes quantités ne cesse de s’amplifier et donc il faut trouver de nouveaux producteurs ce qui rend le travail d’importateur intéressant »
Dans le portfolio d’Holger, la majorité des vins viennent de France, avec un grand dynamisme dans les régions Bourgogne, Beaujolais, Jura, Loire et Sud de la France. « Le but du jeu est aussi de trouver des petites appellations, comme la Lorraine », remarque-t-il. La particularité des vins naturels français tient, selon lui, à la typicité du goût, son caractère artisanal indépendamment des humeurs du marché. « Les fournisseurs français que je rencontre font le vin qu’ils aiment boire : ils ont tous une histoire à partager et c’est précisément ce que je mets en avant ». Pour Holger Schwarz, cette typicité du goût vaut à elle seule labellisation. « Les clients reconnaissent un vin naturel directement dans le verre. Et pour ma part je vérifie tout cela au contact des producteurs, en allant dans leurs vignobles ».
4. GARANTIR LA QUALITÉ À LA FRANÇAISE ?
Une méthode que Jacques Carroget et le syndicat de défense des vins naturels (constitué à la fois de producteurs, de distributeurs et de consommateurs – français et étrangers) aimeraient bien encadrer et renforcer : « Tout le monde a intérêt à certifier ce type de vin, à commencer par les importateurs. Et nous luttons contre l’idée que cela risque de brider la créativité ou de niveler le goût : nous ne proposons pas une évaluation sur la base du goût mais sur la base des méthodes de production », assure-t-il.
Pour l’heure, le sujet est à l’état de discussion avec la DGCCRF et l’INAO au niveau national, et à l’international « l’OIV commence à s’y intéresser, à l’initiative de la France qui est précurseur ». En attendant une certification (« je n’imagine pas que ça ne puisse pas arriver »), le syndicat effectue ses propres contrôles, sur la base d’un audit de 3% des cuvées, jusqu’à 2 fois par an. En cas de réussite du test, une étiquette « Nature » est alors autorisée par la DGCCRF.
« La France est moteur sur le sujet des vins Nature, argue Jacques Carroget. Ce serait dommage de ne pas défendre cette primauté à l’heure où tous les pays s’y mettent ». L’Italie et l’Espagne constituent en effet une concurrence qui grossit et s’organise : les critères de labellisation ‘Nature’ italiens se montrent en effet moins stricts que les français. Et l’Espagne adapte de plus en plus sa production de vins naturels en écho aux tendances du marché. « Quant à la Californie, au Chili et à l’Argentine, il faut s’attendre à les voir bouger sur la question ».
5. UNE AFFAIRE DE SPÉCIALISTES INTERNATIONAUX ?
Dès lors, quelle place assurer pour les producteurs français ? Dans un marché où 80% de la demande provient de l’étranger, la dynamique internationale n’est pas près de s’étioler. « La plupart des producteurs de vins naturels ont une forte propension à l’export et connaissent les besoins spécifiques liés à celui-ci, notamment en termes de transport et de stabilité du vin », précise Jacques Carroget. Les principaux marchés se situent en effet pour la plupart au grand export : Scandinavie, marchés new-yorkais et californien mais aussi Corée du Sud et Japon… Dans ce dernier pays, le vin Nature y est un véritable phénomène, porté par le rejet quasi-physiologique qu’ont les consommateurs locaux de la combinaison sulfites-alcool. « En termes de goût, on commence à observer un phénomène incrémental : ceux qui essaient le vin Nature ne reviennent pas en arrière », note d’ailleurs Jacques Carroget.
Un goût plus acide, plus proche de celui du raisin, une robe plus trouble, une complexité en bouche et parfois une impression erronée de vieillesse ou de bouchonnage : le vin Nature nécessite une éducation. Raison pour laquelle il est encore absent des rayonnages de la grande distribution (hormis sous sa forme marketing) et reste encore par son prix (entre 10 et 30 euros en moyenne) et ses canaux de distribution (cavistes, sites spécialisés), une affaire de spécialistes.
« Aujourd’hui, les gros producteurs veulent s’y mettre, indique Holger Schwarz. Mais je ne sais pas si cela fonctionnera car c’est une petite famille où les amateurs préfèrent les petites exploitations ». En France, Le Glou guide du vin naturel[3], paru en 2018 a connu un tel succès que le tome 2 et le tome 3 n’ont pas tardé à suivre. Objectif assumé sur la quatrième de couverture : « une volonté de faire découvrir et de démocratiser l'accès au vin naturel ».
En attendant, la production française refuse de se faire enfermer et se tourne vers l’avenir : « Nous disposons de plus en plus d’acquis scientifiques pour nous permettre d’innover. En ce moment, ce sont les pétillants naturels qui constituent notre principal terrain d’exploration », souligne Jacques Carroget.
Une manière de prédire 2021 ? « Difficile d’anticiper car on est dans une période où les consommateurs privilégient ce qu’ils connaissent, reconnaît Holger Schwarz. Mais le marché est là et la tendance ne risque pas de s’inverser ».
Sources
Le syndicat : https://vinmethodenature.org/
L'importateur : https://www.viniculture.de/was-ist-naturwein/
[1] https://www.theguardian.com/news/2018/may/15/has-wine-gone-bad-organic-biodynamic-natural-wine
[2] En deuxième année de conversion
[3] Le Glou guide du vin naturel, 150 vins naturels exquis à 15 euros maxi, par Jérémie Couston, Antonin Iommi-Amunategui & Terreur Graphique, Editions Cambourakis.