En mai dernier, l’interprofession du Bétail et des Viandes françaises, Interbev, s’était déplacée sur deux salons de la zone Afrique du Nord, le SIAM au Maroc et le SIPSA FILAHA en Algérie, pour rencontrer les acteurs locaux des marchés agricoles et agroalimentaires. « C’est une zone prioritaire pour nous en termes de ciblage, explique Alexandre Chedeville, responsable de la commission du commerce extérieur d’Interbev. Les entreprises que l’on accompagne ont la possibilité d’y trouver une valorisation sur certains animaux ou certains équipements qu’elles ne trouveraient pas forcément en France ou en Europe ».
Import d’animaux vivants, de solutions agricoles ou encore de machines industrielles pour la transformation : les attentes sont nombreuses, d’une filière à l’autre, et répondent toutes à un défi de modernisation des appareils productifs agroalimentaires. Car l’Algérie et le Maroc, marchés historiquement importateurs de matières premières et d’équipements agricoles, développent l’un et l’autre des stratégies de sécurisation alimentaire qui accélèrent les besoins en fourniture, en intrants et en savoir-faire dans ces domaines.
Sommaire
AU MAROC : AGRICULTURE DE PRÉCISION ET ACCÉLÉRATION INDUSTRIELLE
Au Maroc, cette stratégie porte un nom, la « Génération Green » – du nom du plan gouvernemental qui, sur la période 2020-2030, vise à développer la valeur ajoutée des filières agri-agro locales et à renforcer la souveraineté alimentaire du Maroc, mise à mal par le conflit en Ukraine et les conséquences des sécheresses. « Lors de la décennie précédente, le Maroc avait lancé le plan Maroc Vert qui faisait de l’agriculture un levier de croissance, à la fois pour les consommations domestiques et pour l’export, explique Xavier Pacholek, conseiller aux affaires agricoles à l’Ambassade de France à Rabat. Génération Green prend le relais en tentant d’adapter l’agriculture aux contraintes du changement climatique et en accentuant les efforts de modernisation industrielle sur l’aval pour créer davantage de valeur ». Conséquence opérationnelle : des besoins renforcés en infrastructures modernes (douze marchés de gros régionaux, une centaine d’abattoirs…) et en équipements d’un bout à l’autre de la chaîne de valeur.
« Sur l’amont agricole, le fléchage porte sur les solutions d’optimisation de la ressource, notamment hydrique », confirme Maria Mouhsine, chargée de la filière Agrotech au sein de la Chambre Française de Commerce et d’Industrie du Maroc. Les vagues de sécheresse qui ont frappé le pays depuis cinq ans (quatre étés sur cinq !) ont en effet grandement menacé l’appareil productif agricole marocain, mettant à mal les rendements dans les plantations de tomates du Sud du pays et divisant par trois la production de céréales. Pire : la disponibilité en eau est désormais de 620 m3 par habitant et par an, bien loin du taux habituel de 1000 pour le Royaume… et bien trop près du taux de 500 qui correspond à une situation critique. « D’où un besoin crucial en technologies de pointe et d’agriculture de précision », signale Maria Mouhsine, qui accompagne au quotidien des entreprises innovantes sur ce marché émergent. « Les importateurs sont particulièrement en recherche de solutions différenciantes, adaptées au contexte marocain, et qui apportent de la valeur sur des problématiques précises ».
Face à cette offre ciblée, des besoins plus traditionnels sur les moissonneuses batteuses et les tracteurs sont régulièrement pointés : en 2021, 60% des ventes de tracteurs ont concerné des machines de faible puissance (80 chevaux), témoignant ainsi de la prépondérance des exploitations de moins de 5 hectares sur le sol marocain.
Côté industriel, le positionnement se veut tout aussi pointu et sophistiqué, sachant que le secteur a déjà connu une croissance de 6 % sur les dix dernières années et qu’il génère 26 % du PIB industriel national, signe d’une capacité d’investissement importante : « Par le biais du Plan d’Accélération Industrielle, les autorités marocaines souhaitent activer la modernisation des lignes de production et la création de nouvelles unités en passant de 30 % de taux de transformation des denrées nationales… à 70 % », signale Maria Mouhsine. D’où une attente forte de machinisme à haute valeur ajoutée sur des secteurs comme la boulangerie-viennoiserie-pâtisserie (BVP), la transformation de fruits et légumes ou encore celle de viandes. « Cette montée en puissance est également appuyée par plusieurs projets de recherche et développement ainsi que la formation professionnelle pour améliorer la compétitivité du secteur », souligne Maria Mouhsine, qui insiste sur l’importance de l’accompagnement et des services lors de l’achat d’un équipement.
EN ALGÉRIE : DIVERSIFIER LES PRODUCTIONS VÉGÉTALES ET ANIMALES
Une logique de fourniture intégrée partagée de l’autre côté de la frontière, en Algérie, où la relocalisation des filières agricoles et agroalimentaires se heurte à des carences en équipements et savoir-faire. « En Algérie, ne venez jamais en vendeur mais plutôt en fournisseurpartenaire, intégrant à vos produits de l’accompagnement et du service (formation, SAV et maintenance) ; et ne considérez jamais votre interlocuteur en acheteur « one shot » mais plutôt en partenaire, investisseur et porteur de projets long terme », témoigne Sabrina Benbouali, cheffe du pôle Agrotech en Algérie et coordinatrice Afrique du Nord sur ces questions pour Business France.
Depuis 2017, le pays s’est à son tour lancé dans une stratégie de promotion de l’agriculture nationale qui vise à développer la sécurité et la souveraineté alimentaires, à étendre la surface agricole et à booster le complexe agro-industriel, qui constitue la première industrie du pays hors hydrocarbures. « Cette volonté d’accélération agricole et industrielle procède de deux analyses : le besoin de diversifier l’appareil productif algérien dans une optique post-pétrole ; et, en 2017, le constat d’une balance commerciale anormalement déséquilibrée sur des produits qui auraient pu être fabriqués localement », explique Sabrina Benbouali. D’où l’intégration de ces objectifs dans le plan de relance 2020-2024 du gouvernement qui accompagne le financement de nombreuses filières, en amont (élevage, cultures agricoles) comme en aval (industries agroalimentaires).
« Dans le domaine de l’agriculture végétale, l’objectif du gouvernement est surtout d’augmenter les surfaces (irrigables, forestières) et de lutter contre le stress hydrique, explique Sabrina Benbouali. Tous les équipements et intrants qui permettront un bon entretien des cultures seront donc sollicités, que ce soit sur un segment standard ou premium ». Outre des cultures comme la pomme de terre et la tomate, déjà bien développées au Sahara, des filières stratégiques comme les cultures fourragères, céréalières et oléicoles bénéficient d’une attention particulière qui intensifient les besoins en équipements.
Mais c’est surtout sur l’élevage que la production se structure, avec un effet de levier sur les chaînes d’approvisionnement en alimentation animale, en équipements (étables, traite, abattage, stockage et conditionnement) et en animaux vivants pour la production laitière, l’engraissement et la reproduction.
« Si l’élevage ovin prédomine en Algérie avec près de 17 millions de têtes et des attentes fortes en matière d’intensification et de modernisation des lignes d’abattage, des opportunités s’ouvrent ou se confirment côté bovins, volailles et filières aquacoles », cite Sabrina Benbouali. Sur cette dernière filière, les commandes de cages, d’alevins, d’alimentation et de génétique se développent à la fois pour le secteur maritime et le secteur continental – « un secteur innovant, à fort potentiel », note Sabrina Benbouali. Quant à la filière avicole, elle est, par son ancrage populaire fort, l’une des plus structurées du pays avec un besoin d’import centré essentiellement sur la génétique, les accouvoirs, l’abattage et le conditionnement.
LE CAS PARTICULIER DES FILIÈRES BOVINES
Mais c’est surtout dans la filière bovine que des évolutions sont observées, en lait comme en viande : en effet, la filière est tirée par la forte consommation en lait des Algériens (les chiffres du MADR[1] évoquent 75 millions de litres annuels en moyenne) et la structuration de grands élevages laitiers sur les hauts plateaux et dans le Sud du pays. « Ce sont des fermes intégrées qui ont besoin d’être accompagnées techniquement sur l’intégralité de la chaîne de valeur, que ce soit en fourniture d’animaux (génisses, animaux lourds), en infrastructures, en intrants ou en soins vétérinaires. La nutrition et la génétique figurent en tête des besoins ».
Un dynamisme du secteur qui a longtemps profité à la France, et notamment à ses producteurs de bétail : « 96 % des importations algériennes dans ce domaine proviennent de France, soit environ 100 000 têtes en 2022, signale Alexandre Chedeville d’Interbev. Le recours à ces animaux vivants s’expliquant par la volonté d’économiser le coût du service mais aussi, concernant les filières viande, de procéder à l’engraissement et la découpe selon les rites halal ».
Problème : en raison de la non-conformité de certaines livraisons, les importations de génisses, pour lesquelles la France contribue à 75 %, ont été stoppées durant toute l’année 2021. Des tensions diplomatiques ont également conduit à la suspension de l’import de broutards durant les trois derniers mois de l’année. « L’Algérie étant notre troisième pays d’exportation, cette décision nous a obligés à repenser notre stratégie d’export sur la zone et à rechercher des marchés de diversification, comme le Maroc dont les droits de douane sont supprimés jusqu’à fin 2023 sur les bovins vivants », témoigne Alexandre Chedeville.
D’où une présence d’Interbev à la fois au SIPSA FILAHA cette année (« comme tous les ans depuis des décennies ») et au SIAM où c’était une première. « L’idée de notre présence au SIAM était de prospecter de nouveaux opérateurs et de comprendre les besoins du marché marocain : trois entreprises étaient valorisées sur notre stand, elles ont pu bénéficier de rendez-vous d’affaires et de visites locales », raconte Alexandre Chedeville qui annonce d’ores et déjà qu’Interbev reprendra un stand en 2024 pour mettre en avant plusieurs de ses entreprises.
SIAM ET SIPSA FILAHA : DEUX ACCÉLÉRATEURS POUR LES ENTREPRISES FRANÇAISES
Du côté de Maria Mouhsine qui a participé à l’organisation du Pavillon France, l’enthousiasme est partagé : « C’est une des éditions les plus réussies. Nous avons accueilli et accompagné une trentaine d’entreprises françaises. Sur la base d’un cahier des charges précis nous les avons mises en relation avec des donneurs d’ordre mais également plusieurs prospects (fournisseurs, clients ou partenaires) ce qui leur a permis d’initier de nouveaux courants d’affaires ».
Au SIPSA FILAHA, quelques semaines plus tard, l’ambiance était également au beau fixe. « Même si le contexte douanier est compliqué, nous souhaitions par notre présence montrer notre volonté d’approfondir la relation bilatérale, signale Alexandre Chedeville. Et nous serons bien sûr toujours présents l’année prochaine car c’est un rendez-vous clé sur la scène agri-agro africaine ».
Le SIPSA-FILAHA réunit en effet chaque année près de 35 000 visiteurs venus de cinquante pays. « La France est l’un des pays les plus présents et nous avons le pavillon le plus grand du salon ; mais nous voyons malheureusement émerger une concurrence agressive de l’Italie, de l’Espagne et de la Turquie (entre autres) que l’on pourrait facilement contrecarrer si nous étions un peu plus regroupés », regrette Sabrina Benbouali.
Ne ratez pas les prochaines éditions :
🚩SIPSA FILAHA & AGROFOOD 2024 - Du 20 du 23 mai 2024
🚩SIAM 2024 - Du 22 au 28 avril 2024
LA FRANCE FACE À LA CONCURRENCE
Car si la France est un fournisseur prépondérant sur tous ces secteurs équipementiers, elle n’en reste pas moins menacée : « Les entreprises de ces pays sont très proactives sur le terrain : elles vont audevant des opportunités, là où les entreprises françaises mettent parfois du temps avant d’identifier et de répondre aux besoins », analyse Sabrina Benbouali. Malgré tout, le savoir-faire et la qualité françaises restent appréciées : « Sur les animaux vivants, les qualités organoleptiques des races traditionnelles françaises n’ont pas trouvé d’équivalent dans des filières venues d’autres pays », souligne Maria Mouhsine.
Côté équipements, la France est ainsi premier fournisseur du Maroc dans le secteur des sucreries, deuxième pour les fours de BVP et troisième pour les machines de transformation du secteur des fruits et légumes. « Les donneurs d’ordre sont prêts à payer un peu plus cher pourvu qu’il y ait la qualité », souligne Sabrina Benbouali qui cite la troisième place française en matière de fourniture d’équipements à destination des industries agro-alimentaires algériennes. « Dans ce domaine des IAA, il faut souligner les nombreuses opportunités qui émergent autour de la production de chocolat et biscuits, ainsi que les industries de transformation du lait, des viandes et des fruits et légumes ».
DÉVELOPPER SA PRÉSENCE AU MAROC ET EN ALGÉRIE
Marchés proches géographiquement et linguistiquement, le Maroc et l’Algérie offrent donc des débouchés intéressants pour les entreprises françaises spécialisées sur ces équipements et ces matières premières. « Mais attention, il faut bien cibler son partenaire local et consacrer du temps à la relation humaine sur place », avertit Sabrina Benbouali. « Il est important que le premier contact se fasse en présentiel et non par mail », confirme Maria Mouhsine.
La dimension institutionnelle est également importante dans la mesure où de nombreux projets de modernisation passent par des financements publics ou des monopoles. Au Maroc, les grands donneurs d’ordre se nomment ainsi les Domaines Agricoles, la Centrale Danone, Fla COSUMAR (Compagnie Sucrerie Marocaine et de Raffinage), OCP Group (sur les engrais phosphatés), ou encore la COPAG (coopérative agricole marocaine). Tandis qu’en Algérie, on retrouve le groupe public Giplait et la holding publique Agrolog qui regroupe notamment Alviar (pour la viande), Frigomedit (pour la chaîne du froid) et la Cetrad pour la distribution. « Bien que ces groupes soient incontournables, il faut jouer sur la complémentarité avec des acteurs privés, comme le groupe Boussouf dans le lait ou Bouchareb dans la viande », cite Sabrina Benbouali.
Les géants français du secteur agroalimentaire sont bien sûr présents et peuvent également servir de facilitateurs. « Il y a de belles success stories sur le marché marocain, c’est rare que des entreprises se retrouvent déçues, témoigne Maria Mouhsine. Elles sont souvent surprises de la modernité du monde des affaires ici, ainsi que de la diversité des potentialités business ; il est vraiment facile de s’établir dans la durée pourvu qu’on travaille la relation au départ ».
Même son de cloche du côté de l’Algérie : « Ce n’est pas un marché où les affaires commencent d’emblée mais, une fois le premier contrat établi, on peut viser une situation de leadership sur le marché, confirme Sabrina Benbouali. Et ce sont des filières d’avenir : vu leurs enjeux très forts de sécurité alimentaire, elles ne peuvent que croître dans la durée ».
[1] MADR : ministère de l’Agriculture et du Développement Rural